Le fil conducteur de ce volume d'écrits de Theodor W. Adorno est la couleur (Farbe), qui renvoie musicalement à la sonorité, au timbre (Klangfarbe). Il faut l'entendre à la fois comme ce qui lie la musique aux images, à la peinture, et comme une problématique compositionnelle apparue au xixe siècle et devenue centrale au xxe. D'un côté, la possible conjonction entre les arts, au risque de l'illustration ; de l'autre, le timbre comme un élément constructif, au même titre que les structures thématiques ou harmoniques. On comprend dès lors que Wagner occupe une place importante dans la réflexion adornienne, ayant revendiqué la réunion des arts dans le Gesamkunstwerk tout en développant le rôle des couleurs instrumentales dans son écriture orchestrale. Chez Richard Strauss, antithèse de Schnberg, les aspects progressistes et régressifs d'un tel héritage sont inextricablement mêlés. Dans les textes ici réunis, Adorno réfléchit à cette émancipation du timbre qui fut au coeur de la pensée sérielle de l'après-guerre, et que Ligeti, dans Atmosphères, poussa à son extrême ; il insiste sur la nécessité de questionner ce qui en elle n'est qu'apparence au profit d'une fonctionnalité nouvelle. C'est notamment le propos des cours prononcés à Darmstadt en 1966 et qui ont donné leur titre à ce recueil. Si certains des textes de ce volume ont fait l'objet d'une traduction aujourd'hui introuvable, la plupart sont inédits en français. Cet ouvrage fait suite à la publication par Contrechamps de trois autres livres d'Adorno : Introduction à la sociologie de la musique, Figures sonores (Écrits musicaux I) et Moments musicaux.
« Musique et sentiment » est le titre donné par Charles Rosen à une série de conférences prononcées à Bloomington en 2000. L'auteur y analyse les changements stylistiques survenus dans la musique depuis l'époque baroque jusqu'à l'époque moderne, réfléchissant à la façon dont le sens musical se constitue et se transforme. Il ne s'agit pas pour lui de nommer les sentiments que la musique exprime, mais de saisir la façon dont ils imprègnent les structures musicales. La méthode de Rosen consiste à s'appuyer sur des exemples concrets pour faire prendre conscience de questions plus générales. Ainsi rend-il le lecteur sensible aux articulations qui construisent le sens musical, une leçon précieuse pour les interprètes comme pour les auditeurs. Ces conférences sont prolongées par quatre essais. Dans l'un, Rosen étudie la relation entre originalité et convention à travers trois siècles de musique, mettant en jeu le rapport à la tradition ; dans un autre, il pose la question des rapports entre notation et interprétation. Dans les deux derniers, il s'attache à deux oeuvres d'Elliott Carter qu'il a jouées et enregistrées en tant que pianiste. On retrouve partout la même démarche éclairante et essentielle qui consiste à « donner du sens aux signes complexes », comme il l'écrit dans ses conférences.
Les convergences entre arts du temps et de l'espace sont plus actuelles que jamais. Rencontres, doubles vocations, collaborations, influences, transpositions, métissages divers caractérisent l'esthétique de notre temps, dont l'ouverture multimédia s'affirme comme un refus du purisme des générations précédentes. Mais le phénomène ne date pas d'hier, et la modernité se teinte parfois d'archaïsme. C'est Stendhal qui nous a légué la manie des comparaisons entre peintres et compositeurs, et les permanences sont nombreuses et significatives, qui vont des origines pythagoriciennes de la musique des sphères aux racines romantiques du musicalisme. Cette quête de correspondances, expression d'une nostalgie de l'unité perdue, s'oriente tantôt vers le domaine des synesthésies et du mythe de l'audition colorée, tantôt vers celui des proportions harmoniques, où l'analogie musicale s'insinue dans les théories picturales. La peinture elle-même n'y échappe guère, et Bach et Wagner sont sans doute les musiciens qui ont le plus souvent nourri l'imaginaire des artistes. C'est à diverses facettes de ce dialogue séculaire que sont consacrés ces essais.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) a été, dans les années 1950, l'une des figures dominantes de l'avant-garde musicale : un compositeur inventif, audacieux et visionnaire. Chacune de ses oeuvres constituait un événement et une avancée, chacune ouvrait des horizons nouveaux, et chacune était accompagnée par une réflexion théorique : Kreuzspiel et Kontra-Punkte sont liées aux notions de « musique ponctuelle » et de « composition par groupes » développées dans les premiers textes - Stockhausen cherchait alors à généraliser le sérialisme à toutes les composantes de l'écriture ; Gesang der Jünglinge fut le premier chef-d'oeuvre de la musique électronique, dont Stockhausen a été un pionnier, et dont il détaille les enjeux dans ses écrits ; Zeitmaße et Gruppen apportèrent des éléments d'indétermination liés à une nouvelle conception du temps et de la forme, que Stockhausen appelle « statistique », et qu'il expose notamment dans son texte central, « ... comment le temps passe... » ; elle entraîna l'idée d'une musique spatialisée, créant de nouvelles conditions d'écoute, discutées dans « Musique dans l'espace » ; Kontakte mélange les sources instrumentales et électroniques, développant une nouvelle conception de la forme, appelée « forme-moment », qui est aussi le titre de l'un de ses essais ; enfin, des pièces comme Klavierstück XI, Refrain ou Zyklus introduisirent une part d'aléatoire qui redonna aux musiciens une certaine liberté dans le travail d'interprétation. Dans ses textes, Stockhausen s'appuie sur la nature des phénomènes plutôt que sur des considérations historiques ou esthétiques. À chaque étape de son évolution, il a forgé des concepts et ouvert des perspectives. C'est cette formidable aventure, qui fut globalement celle de toute une génération, qui est consignée dans les textes regroupés ici, écrits entre 1952 et 1961. Ils révèlent une pensée profonde et prospective, en perpétuelle recherche, mais traversée par une exigence centrale : unifier tous les éléments d'une oeuvre, de la micro à la macrostructure, dans une organisation totale qui reflèterait l'ordre divin et échapperait au temps mesuré. Ces textes, dont plusieurs n'avaient pas été traduits jusque-là, sont regroupés ici pour la première fois en français.
Les différents essais regroupés par Adorno lui-même sous le titre schubertien de Moments musicaux appartiennent à des époques très différentes : certains sont des écrits de jeunesse datant de la fin des années vingt et des années trente ; d'autres ont été écrits après la guerre, jusqu'au plus récent publié au début des années soixante. Ils témoignent de l'évolution d'Adorno dans son effort pour articuler la réflexion philosophique et une approche sociologique de la musique à la logique interne des oeuvres. Les sujets traités sont extrêmement divers : Schubert, le style tardif de Beethoven, le Freichütz de Weber, les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, Parsifal de Wagner, mais aussi le jazz, le Quintette à vents de Schoenberg, Mahagonny de Kurt Weill, Krenek, le rapport entre progrès et réaction, etc. Adorno y déploie une pensée engagée, liée à la musique de son temps, mais dans laquelle le passé demeure un enjeu. Martin Kaltenecker, traducteur de cet ouvrage qu'il a également annoté, propose en fin de volume un commentaire développé et approfondi dans lequel il replace les problématiques abordées dans les Moments musicaux à l'intérieur du contexte général de la pensée d'Adorno.
Longtemps restés confidentiels, les écrits de Gyrgy Ligeti (1923-2006) constituent un document essentiel ; non seulement parce que ce sont ceux de l'un des plus grands compositeurs de son époque, mais aussi parce qu'ils développent une pensée originale et profonde qui se distingue de celle de ses contemporains. Le fait que Ligeti ait intégré tardivement le cercle de Darmstadt après avoir fui la Hongrie en 1956, alors qu'il avait déjà composé des oeuvres majeures dans le sillage de Bartók, a favorisé son approche critique de la situation musicale, et en particulier du sérialisme. Dans les essais écrits au tournant des années cinquante et soixante, il fonde sa propre démarche en faisant apparaître les contradictions de la composition sérielle comme celle de Cage. Une partie importante des textes est consacrée à l'oeuvre de Webern, que Ligeti découvrit à ce moment-là. Plus tard, ses réflexions témoignent de son ouverture d'esprit, de la recherche de voies nouvelles, et d'un éclatement des références : elles ont un caractère autobiographique plus marqué. S'y ajoutent de nombreux témoignages et des hommages qui ne concernent pas seulement les musiciens, et qui font apparaître la grande humanité du compositeur. Ligeti, dans chacun de ses textes, va droit à l'essentiel ; son style est d'une grande clarté, évitant tout jargon. Avec une érudition immense, il convoque aussi bien les peintres, les écrivains et les scientifiques que les musiciens. La sobriété de l'écriture, chez lui, est articulée à l'humour et à l'auto-ironie ; la précision à une imagination fantasque. Les sujets les plus divers sont abordés : en plus de Bartók, Webern et le sérialisme, qui sont le coeur de sa réflexion, la pédagogie, la pensée du timbre, l'espace, l'écriture moderne pour orgue, la nouvelle musique américaine... Avec ce troisième volume publié par les éditions Contrechamps, c'est l'ensemble des écrits de Ligeti qui sont désormais disponibles en français. Il vient en effet après les Neuf essais sur la musique parus en 2002 (deuxième édition en 2010) et le recueil intitulé L'Atelier du compositeur paru en 2013. La traduction française, comme pour les précédents volumes, est de Catherine Fourcassié.
La sonate Concord pour piano, première oeuvre que Ives songea à publier à compte d'auteur en 1920, au moment où sa veine créatrice s'épuisait, entend célébrer le mouvement transcendantaliste qui s'était développé au milieu du XIXe siècle dans le village de Concord, près de Boston. Pour mieux faire comprendre le projet d'une oeuvre instrumentale « à programme », Ives conçut l'idée d'une préface explicative ; mais celle-ci prit des proportions telles qu'il dut la publier à part, sous le titre d'Essais avant une sonate. Ce texte majeur du compositeur est un document essentiel pour comprendre dans quel esprit sa musique fut conçue. Il est formé de six chapitres d'inégale longueur : le Prologue et l'Épilogue, qui traitent essentiellement de questions esthétiques et musicales, dont celle de la musique à programme, entourent les quatre chapitres consacrés à Emerson, Hawthorne, Les Alcott et Thoreau, qui correspondent aux quatre mouvements de la sonate, et où le compositeur développe une réflexion aussi bien esthétique que philosophique, avec ses implications politiques et sociales. Les Essais avant une sonate, à l'image des oeuvres du compositeur, se présentent comme un flux charriant tout un lot de réflexions profondes et de métaphores savoureuses, de citations et de paraphrases : ils définissent une éthique de la composition qui s'inscrit dans le droit fil de la pensée des Transcendantalistes, en particulier celle d'Emerson, figure centrale du mouvement. Dans la « Musique et son futur » et dans les « Impressions en quarts de ton », deux textes plus courts, Ives ouvre des perspectives audacieuses concernant la spatialisation du son et l'utilisation des micro-intervalles. L'esprit prospectif du compositeur, qui lui valut le qualificatif de précurseur, a fait de lui le père d'une musique américaine qui tout au long du siècle aura remis en question les postulats de la tradition européenne. Nous avons ajouté à ces textes quelques extraits concernant la sonate Concord publiées dans les Memos, des notes dictées par Ives en 1932. La traduction des Essais avant une sonate, publiée une première fois en 1986 par la revue Contrechamps (aujourd'hui épuisée), a été entièrement révisée. Les autres textes sont inédits en français.
Brian Ferneyhough (1943) est l'une des personnalités les plus importantes et les plus fascinantes de sa génération : sa musique, comme ses idées, ont marqué l'époque. Associé au mouvement de la « nouvelle complexité », Ferneyhough s'est fermement opposé aux tendances restauratrices et simplificatrices qui entendaient rompre avec le sérialisme de façon radicale. Ses textes reflètent le débat esthétique qui se développa dans les années 1980. Mais ils dépassent la polémique à travers une réflexion touchant aux fondements de la pensée musicale. Et dans ses analyses et ses présentations d'oeuvres, il donne des exemples concrets de sa manière de travailler. Dans ses entretiens, qui sont d'une lecture plus aisée, il reprend ces problématiques et les noue ensemble dans une approche qui tient compte aussi des questions sémantiques ; ainsi fait-il apparaître les sources d'inspiration de ses pièces et les significations qu'elles portent. Car l'oeuvre de Ferneyhough dialogue en permanence avec les autres domaines de l'expérience et de la pensée humaines : à son intérêt pour l'alchimie ou la pensée pré-socratique s'ajoute celui pour des philosophes comme Adorno ou Benjamin ; sa fascination pour la géologie croise celle pour la symbolique des emblèmes, son attrait pour la peinture celui pour la poésie expérimentale. Cela le conduit à interroger les liens entre musique et nature, musique et image, musique et langage. L'impact très physique, dans ses oeuvres, de sonorités, de textures et de formes d'une extrême densité, témoignant d'une imagination toujours renouvelée, est articulé à des procédures cachées et à une aspiration au dépassement, à la transcendance. Compositeur farouchement indépendant, dont l'enseignement a marqué plusieurs générations de jeunes compositeurs, Brian Ferneyhough développe dans ses textes une pensée musicale d'une rare profondeur, dans la ligne d'un Schoenberg, auquel il se réfère constamment. Elle ne débouche pas sur des théories, mais se présente avant tout comme une pensée spéculative, toujours en mouvement. « L'oeuvre qui ne fait pas surgir davantage de questions qu'elle ne se propose d'apporter de réponses ne peut jamais être considérée comme adéquate à son propre potentiel immanent. »
Dieter Schnebel (1930-2018), compositeur, théologien et essayiste, fut une personnalité marquante de l'avant-garde musicale des années 1950-1960. Mais ses réflexions se distinguent de celles de ses contemporains aussi bien par leurs orientations que par leur style : en bon dialecticien, Schnebel insiste sur le rapport au passé à l'époque de la rupture avec celui-ci, tout en composant des oeuvres radicales, et il défend l'idée d'une réinterprétation créatrice de la tradition dans un contexte marqué par le postmodernisme. Comme compositeur et comme penseur, Schnebel s'est placé au croisement de courants divergents entre lesquels il a tissé des liens multiples : dans ses écrits, les noms de Cage et de Kagel côtoient ceux de Schubert, Schumann et Debussy. Cette position esthétique ouverte l'a conduit à porter un regard original sur la musique de son époque comme sur celle du passé, à l'écart des critères et des hiérarchies traditionnels. Mais Schnebel était aussi théologien, ce qui l'amena à réfléchir sur la question de la musique sacrée et à développer une relation privilégiée à la philosophie. Ses textes, d'une grande rigueur de pensée et d'une grande finesse d'esprit, reflètent une position que l'on peut qualifier de « critique », au sens d'Adorno, auquel il a consacré un essai magistral traduit dans cet ouvrage. Sa pensée, qui va toujours à l'essentiel, est traversée par « l'esprit de l'utopie » et par le « principe espérance » empruntés à Ernst Bloch. Le choix des textes a été réalisé avec le compositeur lui-même, peu avant sa brusque disparition. C'est la première publication en français d'un ensemble de ses écrits. Ils révèlent une vision originale aussi bien sur la Musique Nouvelle à laquelle il contribua activement que sur la musique du passé.
Dans ce livre qui complète une série d'études menées sur la culture durant l'époque nazie, l'historien Michael Kater suit le parcours de huit compositeurs très différents les uns des autres, auscultant le comportement d'artistes qui avaient déjà, au moment de l'avènement de Hitler en 1933, une réputation dans la sphère musicale allemande et internationale. Son étude minutieuse, qui s'appuie sur une documentation en partie inédite, d'une exceptionnelle richesse, suit la trajectoire de personnalités qui choisirent ou bien la collaboration et l'opportunisme, ou bien la résistance et l'exil. Dans la première catégorie, les deux compositeurs postromantiques, Strauss et Pfitzner, s'accommodèrent du pouvoir nazi au nom de la grande tradition germanique ; Hindemith partageait cette position, mais le modernisme qu'il avait incarné sous la République de Weimar suscitait un rejet qui le contraignit finalement à l'exil. Orff et Egk saisirent l'occasion de faire carrière et de représenter la nouvelle Allemagne par leurs oeuvres et leur activité. À l'opposé, Schoenberg et Weill, qui étaient juifs, prirent immédiatement le chemin de l'exil. Hartmann, enfin, cessa de composer, restant à l'écart de la vie publique jusqu'à la fin de la guerre. Ces huit destins croisés mettent cruellement en jeu les rapports entre l'esthétique et la politique, sur fond de lutte entre les Anciens et les Modernes.
Gyrgy Kurtág (né en 1926) a toujours refusé de parler sur la musique, et sur la sienne en particulier. Les témoignages ici rassemblés constituent la totalité de ses interventions verbales : la plupart sont issues d'entretiens ; ils constituent un document précieux pour tous ceux qui veulent entrer dans l'univers du compositeur, qu'ils soient interprètes ou auditeurs. Cette parole parfois hésitante est une parole de vérité : l'homme se livre tout entier, laissant apparaître l'univers intérieur qui fonde son oeuvre et lui confère une force expressive magnétique. Les trois entretiens avec Bálint András Varga ont été réalisés entre 1982 et 2008. Dans les deux hommages émouvants consacrés à son ami Gyrgy Ligeti, Kurtág recompose ses souvenirs dans une forme étonnante, et son récit rejoint celui de la grande histoire, si mouvementée pour ces deux compositeurs nés juifs en des temps hostiles, dans une région déchirée entre deux pays et trois cultures, et finalement rejetée de l'autre côté du rideau de fer. On ne peut qu'être touché par l'authenticité de cette parole et fasciné par cette quête inlassable où l'homme se joue tout entier. Le texte s'accompagne de dessins faits par Kurtág lui-même.
Dans Introduction à la sociologie de la musique, écrit au début des années soixante, Theodor W. Adorno cumule les expériences, les observations et les intuitions d'une vie entière, au long de laquelle la musique tint un rôle capital, indissociable de la réflexion philosophique plus générale. Mais la force de cet ouvrage, l'un des grands classiques de la musicologie du xxe siècle, tient également dans sa dimension visionnaire, d'une portée aujourd'hui encore tout à fait singulière. En effet, à l'heure où la sphère musicale, dans son ensemble, est de plus en plus soumise aux conditions de production de masse et aux impératifs médiatiques, les analyses développées ici révèlent plus que jamais leur pertinence. La démarche adornienne ne se limite pas à décrire sous quelles formes et dans quelles conditions la musique est reçue dans la société. Elle s'attache plutôt - et c'est son originalité profonde - à déceler le contenu intrinsèquement social des oeuvres et des genres musicaux. De plus, débordant le cadre strictement musical, l'ouvrage d'Adorno s'ouvre constamment vers les horizons d'une philosophie critique de la culture. « La dimension sociale des oeuvres d'art n'est pas seulement leur adaptation aux desiderata externes des commanditaires ou du marché, mais constitue précisément leur autonomie et leur logique immanente. »
Dans ses textes, Klaus Huber (né en 1924) s'attache avant tout à clarifier le contenu de ses oeuvres, qui renvoient à des positions éthiques, et qui possèdent une dimension tout à la fois religieuse et politique. Compositeur engagé, Huber refuse en effet la conception de « l'art pour l'art », l'idée de la musique pure. Pour lui, la modernité doit être chargée d'un sens qui dépasse la seule sphère esthétique ; elle est solidaire des plus démunis, dénonçant l'injustice, l'oppression, l'asservissement et la réification. Proche des mystiques ainsi que des tenants de la théologie de la libération, Huber veut provoquer par sa musique une prise de conscience, un retournement. En se solidarisant avec les formes de résistance en Amérique latine ou au Moyen Orient, il a fait la rencontre de figures telles que celles du prêtre et poète nicaraguayen Ernesto Cardenal ou du poète palestinien Mahmoud Darwich, qui lui ont inspiré des oeuvres importantes, mais aussi du poète russe Ossip Mandelstam, auquel il a consacré un opéra. Son intérêt pour la musique arabe, au moment où éclatait la première Guerre du Golfe, l'a conduit à utiliser des échelles avec tiers et quarts de ton et à expérimenter de nouvelles conceptions harmoniques, polyphoniques et formelles. Ce recueil d'écrits comporte un choix d'essais et l'intégralité des notices que le compositeur a écrites sur ses oeuvres, ainsi que deux entretiens et un appareil critique.
Les correspondances entre Schoenberg et Busoni d'une part, et entre Schoenberg et Kandinsky d'autre part, sont des documents exceptionnels sur les plans humain, artistique et musical. Schoenberg y dévoile, à proprement parler, la véritable théorie esthétique de l'atonalité, insistant sur le rôle central de l'inconscient et sur le sens donné à l'harmonie nouvelle. Il défend face à Busoni la cohérence de son style, discutant âprement la transcription de la deuxième pièce pour piano opus 11 réalisée par celui-ci. Avec Kandinsky, il discute la question du « constructif » et de l'« illogique » dans l'art, et la préparation de l'almanach et de l'exposition du Blaue Reiter. L'échange porte aussi sur la guerre, la religion et la question juive, et elle fournit toutes sortes d'informations sur la biographie de leurs auteurs. C'est enfin le portrait de trois créateurs de premier plan, engagés dans le renouveau artistique de l'avant et de l'après-guerre. L'édition des lettres est enrichie de différents textes de Schoenberg, Busoni et Kandinsky, et de deux introductions situant ces correspondances dans leur contexte historique.
Ces Neuf essais sur la musique ont été choisis par le compositeur parmi une grande quantité de textes liés à son activité créatrice : ils ont été choisis en fonction de l'éventail de leurs préoccupations et de leur pertinence théorique, et ils couvrent une période allant de 1957 à 1991. Par l'originalité et la profondeur de leurs propos, ils représentent une contribution majeure à la réflexion sur la musique de notre temps. Ils abordent les différentes dimensions du phénomène musical et les différents aspects de la pensée compositionnelle, de la dissonance chez Mozart jusqu'aux problématiques de la musique électronique, de l'harmonie chez Webern ou de l'automatisme sériel chez Boulez jusqu'à une conception renouvelée de la forme, du langage et de la notation. À partir de ces différents sujets, Ligeti parvient à une synthèse, à un élargissement et à un dépassement des catégories de pensée élaborées durant les années cinquante, avec un esprit ouvert et résolument non dogmatique, qui s'accompagne d'une rigueur extrême. Si les problématiques abordées ici ne se réfèrent pas directement aux oeuvres de Ligeti, elles y renvoient pourtant constamment et en éclairent l'arrière-fond conceptuel.
C'est avec les oeuvres de Haydn, Mozart et Beethoven, qualifiées de « romantiques » par E.T.A. Hoffmann au début du xixe siècle, que la musique instrumentale a supplanté la musique vocale. Ainsi est née, en relation avec l'ensemble des conceptions philosophiques, esthétiques et poétiques du Romantisme, l'idée d'un art musical « autonome », d'une « musique absolue » dont les significations ne sont plus liées à un texte ou à une fonction. Cari Dahlhaus retrace l'histoire d'un concept qui est au fondement de notre culture musicale, et ce à partir des textes fondateurs de Tieck et Wackenroder, Hoffmann, Herder, Novalis ou Schlegel, jusqu'au symbolisme français de Mallarmé et Valéry, en passant par les réflexions théoriques de Wagner, Schopenhauer, Hegel, Nietzsche et Hanslick. Il souligne ce que cette conception de la musique doit à la quête romantique de l'Absolu, à une métaphysique de l'art où les idées philosophiques et théologiques sont réinterprétées dans le médium artistique.Cet ouvrage fondamental du musicologue allemand replace les questions musicales à l'intérieur du mouvement général de la pensée, et éclaire la généalogie de nos idées contemporaines sur l'oeuvre, sur la forme du concert, et sur la signification de la musique, idées qui sont devenues, dans bien des cas, une « seconde nature ».
Ce volume regroupe tous les essais de Carl Dahlhaus sur la Musique Nouvelle publiés entre 1965 et 1971. Ils traitent des problématiques soulevées par la musique de l'après-guerre, sous un angle tantôt technique, tantôt esthétique, tantôt sociologique. Les questions du rythme, du timbre, de la notation, du matériau, de la forme croisent ainsi les concepts d'avant-garde et d'oeuvre autonome, les problèmes du sens et du non-sens, de la musique engagée, des genres musicaux... La méthode de ce musicologue aux connaissances encyclopédiques vise à cerner aussi objectivement que possible une notion, une idée, une oeuvre ou une tendance tout en les replaçant dans un vaste contexte esthétique et historique. Elle se présente ainsi comme une médiation indispensable entre les oeuvres proprement dites, les conceptions qui leur sont liées, et une réception riche de sens. « La réflexion qui s'attache à la musique, ou même à la littérature, n'est aucunement étrangère à la musique : elle en fait partie en tant qu'événement historique, voire en tant qu'objet de perception. Ce qui se perçoit de la musique dépend, en partie, de ce qu'on a lu à son propos ».
Dans cet ouvrage collectif placé sous la direction de Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet, la musique de Pierre Boulez est approchée de façon à la fois analytique et esthétique : l'approche rigoureuse du langage musical conduit à des réflexions sur ses enjeux. Les différents auteurs nous font entrer dans l'atelier du compositeur, éclairant ses procédés d'élaboration, les mutations d'une oeuvre à l'autre, l'évolution de sa pensée, les projets inaboutis et certains éléments qui l'ont influencé. Sont étudiées en détail des pièces comme le Livre pour quatuor, Le Marteau sans maître, la Troisième Sonate pour piano, Figures, Doubles, Prismes, Éclat/Multiples ou Rituel, mais aussi des pièces retirées. Il s'agit de contributions originales qui apportent une somme d'informations nouvelles et décisives pour la compréhension d'une pensée musicale ayant marqué en profondeur les cinquante dernières années. Pour qu'ils soient plus lisibles et plus faciles à consulter, les exemples musicaux et les fac-similés des manuscrits de Boulez ont été gravés sur le CD-ROM joint.
À l'inverse de la pratique courante consistant à diviser en compartiments la production de Schnberg, l'objectif des trois « études » présentées ici est de faire ressortir l'unité et la continuité de sa pensée et de sa poétique musicales, quelles que soient les périodes auxquelles appartiennent les oeuvres. Il y a chez Schnberg une façon de concevoir l'interaction des dimensions verticale (harmonique) et horizontale (mélodique) au sein du tissu contrapuntique, et une façon de faire découler l'unité de la composition (ce qu'il désigne par le terme de Zusammenhang) de la mise en place d'un dense réseau de relations motiviques, qui sont dans une large mesure indépendantes du matériau et des techniques d'écriture utilisées. Cela vaut notamment pour la « méthode de composition avec douze sons » fondée sur la confection préalable d'une « série » : jusque dans la dernière période, cette méthode reste une façon de procéder parmi d'autres, et il est frappant de voir que la technique sérielle qui y est mise au point sous une forme particulièrement élaborée est susceptible de mutations diverses quand le compositeur est amené à travailler non plus avec l'échelle des douze notes, mais avec un matériau plus restreint et hiérarchisé, hérité du passé. La première étude est consacrée au monodrame La Main heureuse (1911-1913). La deuxième est centrée sur les Quatre pièces pour choeur mixte op. 27 (1925). La troisième est consacrée à un ensemble d'oeuvres pour choeur a cappella allant des Trois Volkslieder de 1928 à Dreimal tausend Jahre op. 50a de 1949, en passant par les Six pièces pour choeur d'hommes op. 35 (1929-1930). L'ouvrage se termine par une réflexion sur les enjeux liés au judaïsme chez Schnberg.
Ces Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann offrent pour la première fois en français une série d'études sur la musique de ce musicien majeur de l'après-guerre. Ils ont pour origine le colloque qui s'est tenu à Strasbourg en 2010 dans le cadre du Festival Musica, à l'instigation de l'Université de Strasbourg. La première partie de ces Regards croisés fait appel aux interprètes : Hans Zender, qui fut un proche du compositeur, souligne son actualité, le chef d'orchestre Peter Hirsch et le violoncelliste Pierre Strauch se penchent sur certaines oeuvres. Dans une deuxième section, Oliver Korte, Pascal Decroupet, Heribert Henrich et Werner Strinz traitent des questions de langage musical. Dans une troisième section, le théologien Beat Fllmi dévoile le sens profond de l'Action ecclésiastique, oeuvre ultime du compositeur, tandis que Drte Schmidt et Ulrich Mosch abordent la question du ballet, si importante pour lui. Dans une dernière section, Jrn Peter Hiekel reconsidère la place de Zimmermann aujourd'hui, tandis que Ralph Paland étudie les oeuvres électroacoustiques du compositeur. Enfin, Laurent Feneyrou explore les fondements philosophiques de sa réflexion sur le temps. Un entretien inédit avec la veuve du compositeur clôt cet ouvrage, qui se présente comme le complément des Écrits de Zimmermann publiés l'an dernier par les Éditions Contrechamps.
Si Heinz Holliger (né en 1939) s'est acquis une réputation mondiale en tant que hautboïste, incitant les plus grands compositeurs de son époque à écrire pour lui et à renouveler ainsi le répertoire de son instrument, son activité de compositeur est restée longtemps mal connue, surtout hors des pays germaniques. Il apparaît toutefois comme l'une des personnalités dominantes de sa génération, son oeuvre, abondante et originale, étant l'une des plus fascinantes de la musique d'aujourd'hui. Le volume qui lui avait été consacré il y a plus de dix ans par Contrechamps, désormais épuisé, méritait d'être repris et augmenté, afin de tenir compte des nombreuses pièces nouvelles composées entre-temps. Ainsi, aux textes du compositeur et aux études signées Peter Szendy, Roman Brotbeck, Kristina Ericson, Michel Rigoni et Philippe Albèra s'ajoutent de nouveaux essais de Roman Brotbeck et de Clytus Gottwald consacrés à des oeuvres récentes, l'entretien initial avec Philippe Albèra étant augmenté et le catalogue des oeuvres entièrement mis à jour.
Tout au long de sa vie, Luigi Nono (1924-1990) a défendu l'idée selon laquelle la musique la plus avancée devait être aussi une musique engagée dans son temps. La sienne est nourrie par l'esprit de la résistance antifasciste en Italie, élargie aux luttes contre toutes les formes de domination et d'impérialisme dans le monde. Les moyens nouveaux, ceux du sérialisme puis ceux de la technologie, visent une forme d'utopie sensible à travers laquelle se dessine la possibilité d'une autre société et d'un « homme nouveau ». Jusqu'ici, on connaissait les textes dans lesquels Nono traite des questions esthétiques et musicales, même si celles-ci sont toujours traversées chez lui par des considérations politiques. Mais Nono a écrit une quantité considérable d'autres textes qui, après sa mort, ont été regroupés et archivés. Certains sont liés à son activité politique : reportages, prises de position, polémiques, interventions... D'autres traitent de la musique : conférences, présentations, préfaces, discussions... Ils sont publiés ici pour la première fois en français, de même que les textes connus ont été repris à partir des versions originales, permettant d'enrichir considérablement l'image d'un compositeur qui compte parmi les personnalités les plus importantes de son époque. Cette édition paraît à l'occasion du trentième anniversaire de Contrechamps. Elle a été réalisée par Laurent Feneyrou, qui a traduit lui-même l'ensemble des textes. Elle comporte un enregistrement sur CD d'une conférence donnée par Luigi Nono à la Salle Patiño de Genève, lors d'un concert Contrechamps, le 17 mars 1983.
Parallèlement à son activité au sein de Contrechamps, dont il a été le fondateur et le directeur artistique durant près de trente années, et à un travail d'enseignant au sein des conservatoires de musique, Philippe Albèra (né en 1952) a écrit de nombreux textes sur la musique du xxe siècle, sous la forme d'essais, de portraits de compositeurs, de textes de circonstance, ou d'introduction aux programmes de concerts. C'est un choix de ces écrits qui est ici publié. Des études sur les enjeux et la situation de la musique actuelle, sur l'influence des musiques extra-européennes, ou sur les théories d'Ansermet, côtoient des portraits de compositeurs marquants (Ives, Schoenberg, Bartók, Zimmermann, Boulez, Berio, Nono, Kurtág, Holliger, Lachenmann, Nunes, Gervasoni, Jarrell, etc.), et des réflexions sur différentes oeuvres. Ces textes, par leur souci de replacer le phénomène musical à l'intérieur d'un contexte historique et d'idées, s'adressent plus encore qu'au spécialiste à l'amateur éclairé ; ils évitent le jargon musical au profit d'une réflexion esthétique approfondie, soucieuse du contenu de la musique de notre temps.
Helmut Lachenmann, né en 1935, appartient à une génération qui fut confrontée, dès son apprentissage, au legs de la « musique nouvelle », dominée par l'idée du sérialisme intégral. Il en retint l'idée d'un renouvellement des catégories de la pensée et de l'écoute, et ses années de formation auprès de Luigi Nono le sensibilisèrent aux significations sociales qu'elles impliquaient. Mais si Lachenmann s'orienta vers de nouveaux mondes sonores, c'était moins pour y cueillir des « sons neufs et inconnus » que pour y découvrir « de nouveaux sens, une nouvelle sensibilité à l'intérieur de nous-mêmes, une perception transformée ». Celle-ci rejaillit sur les musiques les plus familières, qu'il s'agit de redécouvrir « comme un monde qui soudain sonne de manière étrange ». L'esprit critique naît de la révolte contre le cours du monde. La réflexion est intimement liée au travail de création, les motifs éthiques et esthétiques se nourrissant mutuellement. Les textes présentés ici témoignent d'un tel engagement, qu'ils soient analytiques ou esthétiques, qu'ils traitent de Beethoven, Wagner, Mahler, Webern ou de ses propres pièces, dont certaines sont étudiées en détail. La musique et le métier de compositeur y apparaissent comme une « expérience existentielle ».