J'entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l'échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu'au milieu du matelas. Je me terre dans l'angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d'identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s'arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.
Au château, il y a le père, vieux lion du cinéma français et gloire nationale. Il y a la jeune épouse, ancienne Miss Provence-Alpes-Côte d'Azur, entièrement dévouée à sa famille et à la paix dans le monde. Il y a les jumeaux, la demi-soeur. Quant à l'argent, il a été prudemment mis à l'abri sur des comptes offshore.
Au château, il y a aussi l'intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur. Méfions-nous d'eux. Surtout si l'arrêt mondial du trafic aérien nous tient dangereusement éloignés de nos comptes offshore.
Lorsque Jean Detrez, qui travaille à la Commission européenne, a commencé à s'intéresser de manière professionnelle à l'avenir, il s'est rendu compte qu'il y avait une différence abyssale entre l'avenir public et l'avenir privé. La connaissance, ou l'exploration, de l'avenir public, relève de la prospective, qui constitue une discipline scientifique à part entière, alors que la volonté, ou le fantasme, de connaître son propre avenir relève du spiritisme ou de la voyance. Mais a-t-on toujours envie de savoir ce que nous réservent les prochains jours ou les prochaines semaines, a-t-on toujours envie de savoir ce que nous deviendrons dans un futur plus ou moins éloigné, quand on sait que ce qui peut nous arriver de plus stupéfiant, le matin, quand on se lève, c'est d'apprendre qu'on va mourir dans la journée ou qu'on va vivre une nouvelle aventure amoureuse ou sexuelle dans les heures qui viennent ? Le sexe et la mort, rien ne peut nous émouvoir davantage, quand il s'agit de nous-même.
Le moment est donc venu de dire un mot de la vie privée de Jean Detrez.
Après l'ensemble romanesque M.M.M.M. (Faire l'amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue), Les Émotions constitue le deuxième volet d'un nouveau cycle romanesque commencé en 2019 avec La Clé USB.
Monotobio plutôt que Mon autobio, avec quatre O comme quatre roues bien rondes, car il s'agit de ne pas traîner. Nul temps mort dans nos vies, le train des conséquences ne ralentit jamais, tout s'enchaîne selon la logique impérieuse du destin. Nous rencontrons ici un écrivain éperdu, aux prises avec son autobiographie. Peut-il se permettre de passer sous silence les plus menus incidents de son existence ? Chaque instant compte. La seconde où il a marché sur sa balle de ping-pong, celle où il a caressé un zèbre... S'il tait ces épisodes, la trame de son récit ne risque-t-elle pas de se défaire ? Et si tout était écrit avant d'être vécu, que lui reste-t-il maintenant à inventer ?
Il était une fois un pays grand comme un continent que parcouraient deux voyageurs, un couple étrange formé d'une renarde et d'un héron, partis sur les traces d'une femme captive et à la recherche de la fée qui libéra les enfants du joug familial, des matrones et des maquereaux. Or, en ce pays lointain, les poules avaient disparu et les coqs s'étaient faits moines.
Elle, petite fille aux origines modestes. Envie de vivre plus forte que la mort.
Elle, adolescente aux rêves de prince charmant. Bal des illusions perdues.
Elle, femme libre, jalousée, traquée. Sacrifiée pour enterrer le passé.
Il revient au fils de découvrir les secrets de famille. Histoires de haine et d'amour.
Elle, la mère.
Ce pourrait être un roman, finalement, puisqu'il n'y a qu'un seul personnage, tout au long, qui en rencontre d'autres. Des errances, des effusions, des voyages, des coups de coeur. Mais il y a aussi des interstices, des sautes de temps entre les histoires, et ce sont plutôt les épisodes d'une vie arrachés à la longue trame du journal intime. Tout ce qui a fait exception au quotidien, dans un laps de trois ans, et qui l'a déséquilibré, menacé... (H. G.)
L'intrigue, ou plutôt les intrigues de ce premier roman, rêvé et rédigé à l'étranger (en Égypte et surtout en Angleterre, dans les années 1952-1953), se déroulent à l'intérieur d'un immeuble parisien, qui doit fonctionner comme une maquette de la réalité, une sorte d'échantillon de Paris. Cette ville, confiera Butor, dans Curriculum vitae (Plon, 1996), « je l'avais énormément explorée, j'y avais beaucoup flâné à pied, et pourtant elle m'échappait. [...] J'avais donc besoin de représenter Paris en réduction, afin de l'apprivoiser. » Entre les étages de cet immeuble circule une foule de personnages, qui se croisent d'un appartement à l'autre, les douze chapitres correspondant aux douze heures de la nuit au cours de laquelle une adolescente meurt. Évocation de Paris, adieu à l'enfance, le livre joue aussi sur la mobilité des points de vue, l'enchevêtrement de l'espace et du temps, et les mots de son titre : le milan plane sur la ville comme I'oiseau-narrateur sur son texte.
? Qui sonne ?
? Une femme.
? Chez qui sonne la femme ?
? Chez un homme.
? Qu'est-ce qu'elle veut ?
? Lui réclamer quelque chose.
? Quoi ?
? Quelque chose que l'homme se trouve posséder par hasard.
? L'homme sait qu'il détient la chose ?
? Bien sûr que non.
? Et alors ?
Un an, deux ans avant l'écriture de ce livre, une femme, une amie, demandait à son auteur, alors qu'il exposait la noirceur de perspective de sa vie : « mais qu'est-ce qui pourrait te sauver ? », il pensa : « toucher le corps d'un enfant », cela lui vint comme ça, et la réponse lui semblait juste, il n'y avait jamais pensé auparavant, il n'osa le dire, le soir il le nota dans son journal, et il ajouta : « mais ce n'est que par rapport à l'horreur que m'inspire mon propre corps ». Deux ans plus tard, donc, un ami lui fait la proposition d'un voyage, entre la mer et le désert, avec deux enfants. Et cette proposition n'est pas tant celle du voyage lui-même que d'un livre, inattendu, un bolide. Et ce n'est pas tant vers l'Afrique du Nord, qu'il ne connaît pas, que vers cette nouvelle contrée, l'amour et la compagnie des enfants, qu'il s'engage. Le livre se fera en deux parties : un journal prospectif, prémonitoire, qui s'approche le plus du rêve qu'il se fait du roman, et la retranscription brute du vrai séjour.
Comme il avait joué à se mettre dans la peau d'un photographe (ou d'un biographe : L'Image fantôme), puis dans la double peau inversée d'un corps tantôt sadique, tantôt masochiste (Les Chiens, mais déjà le sado-masochisme n'apparaissait que comme nouvelle forme de langage, comme l'éventualité d'un salut dans une sexualité usée), cet homme, ce célibataire joue, par l'écriture, à se mettre dans la peau d'un pédophile. Les possibilités de tendresse qui adviennent ne sont pas très éloignées, sans doute, de l'amour paternel. (H. G.)
Réparer une roue. Penser à un cadeau d'anniversaire. Confectionner un gâteau, etc. Bref, toujours aimer une femme. Ne pas rompre immédiatement. Tenter de la retrouver avant qu'il ne soit trop tard.
Ce roman est la biographie exemplaire d'une célèbre vedette de la chanson de ce siècle. Ce chanteur, au cours du livre, ne sera pourtant jamais nommé explicitement. Mais il s'agit d'une malice-cousue de fil blanc, puisque l'ouvrage est dédié « à la mémoire d'Elvis Presley ». C'est aussi que l'auteur, quelque peu iconoclaste, ne respecte guère les lois du genre. Il transforme certains épisodes réels, il ajoute des détails inexistants et saugrenus, il affabule, il ment. Et pourtant, ce roman, paradoxalement, ne contient que du vécu, c'est-à-dire l'évocation de gestes précis, d'habitudes vraisemblables. L'auteur entraîne le lecteur à la découverte d'un univers à la fois dérisoire et mythique. D'une certaine, manière, ici, rien n'est inventé ; à partir d'innombrables documents, à partir de l'immense rumeur publique, l'auteur sait rendre passionnante cette courte vie pleine de « bruit et de fureur » en proie, pourtant, la solitude la plus totale, et qui se termine trop tôt, par une mort tout à la fois sereine et misérable. La vie de ce chanteur illustre, qui fit courir les foules, fut obèse comme lui-même le devint, c'est-à-dire envahie de luxe et de dilapidation. Mais derrière le strass, les automobiles de luxe et les paillettes, c'est d'un coeur pur qu'il est ici finalement question.
Raconter l'histoire d'un saint, d'un saint moderne, qui vit aujourd'hui, mais qui repasse par toutes les images qui amènent à la sainteté : la débauche et la cruauté comme saint Julien l'Hospitalier, puis les visions, les apparitions, les transformations, tout ça à l'intérieur de petits commerces louches et animaliers. À la fin, la solitude, la misère et, enfin, les stigmates, la béatitude. (H. G.)
Une jeune fille vit seule avec le père dans l'ancien presbytère d'un hameau de montagne. Le père, qui voit la paralysie le gagner, confie l'adolescente à Massi, la patronne du dancing voisin. Celle-ci offre à sa protégée une robe à volants en organdi et des souliers vernis à talon, et lui apprend à se conduire comme il faut avec les clients, en particulier les douaniers, qui viennent danser ici le samedi soir. Le reste de la semaine, la jeune fille le consacre à des fouilles dans le jardin du presbytère, pour y chercher des morts.
Rose meurt le jour où Mélie a douze ans et ses premières règles. Alors Mélie quitte le magasin de souvenirs de l'Ermitage pour aller à Oat - prononcer « O-at » - au bord de la mer, avec dans son sac le livre de légendes, cadeau de Rose. Il y a deux côtés à Oat : le côté de la lagune et des très vieux : Nem, Mélie, et des vieux : le brocanteur, le photographe ; et le côté du port avec Pim, Yem, Cob, mademoiselle Marthe. Mélie vit au 7 rue des Charmes, va aux goûters dansants du Continental, va une fois au Bastringue, puis découvre la plage aux Mouettes. Elle a toujours avec elle son polaroïd, pour les douze photos qu'elle aura à faire en écrivant au dos la légende, et en les glissant l'une après l'autre dans son livre de légendes, pour Rose.
Rose Mélie Rose clôt le triptyque dont Splendid Hôtel et Forever Valley forment les deux premiers volets.
Je ne suis plus en prison, j'ai quitté Tamza et je viens darriver en France. Mais l'angoisse est toujours au fond de moi. Je me répète : Je suis un homme libre . Je sais bien que ce n'est pas vrai. Je suis arrivé en France sans visa. Je suis un clandestin. Je n'ai pas passé la douane. Je ne suis pas enregistré sur le territoire français. Je suis libre tant que la police ne me demande pas mes papiers. Je ne peux pas vivre en France normalement. Je dois y vivre comme un clandestin.